TRIBUNE


Une autre rue est-elle possible ?


" Ce matin, le soleil m’a réveillé. Un magnifique ciel bleu d’automne, la petite balade journalière d’une heure dans ma zone de confinement de π km² s’annonce très agréable. Une belle journée en perspective. J’attrape mon téléphone pour regarder l’heure, J'aperçois une notification de message sur le groupe de l’association Vélo-Cité 63.
Je regarde.
C’est un article de La Montagne de la veille : “Deux enfants grièvement blessés après avoir été percutés par une voiture sur un passage piéton à Clermont-Ferrand”.
La journée me paraît moins belle.
Je lis l’article pour avoir les détails… Rue Anatole France ... je me sens un peu coupable.
Cela fait un mois que j’essaye d’écrire une tribune suite à plusieurs alertes de l’association sur la dangerosité d’un aménagement similaire dans la même rue, mais j’avais toujours une “bonne” excuse pour ne pas m’y mettre. Ce matin, deux enfants sont à l'hôpital, je n'ai vraiment aucune excuse qui tienne face à ça. Je me lève et allume mon ordinateur, tant pis pour la balade ''. P-A

Rue Anatole France, lieu de l'accident du 13/11/2020
Rue Anatole France, lieu de l'accident du 13/11/2020

À Vélo-Cité 63, nous pensons évidemment à ces enfants, leurs proches ainsi qu’à toutes les personnes touchées par cet accident.

Nous aimerions par cette tribune rappeler à tous, la règle fondamentale du code de la route, l’article R412‑6 : “Tout conducteur de véhicule doit, à tout moment, adopter un comportement prudent et respectueux envers les autres usagers (..). Il doit notamment faire preuve d'une prudence accrue à l'égard des usagers les plus vulnérables.”
Tout conducteur, donc automobiliste, cycliste, motard, chauffeur de bus et de poids lourd …
Aucune personne ne peut s’en dispenser. Aucune excuse n’est acceptable pour ne pas respecter les autres usagers.
Le but de notre association est d’attirer l’attention des citoyens et des autorités sur les bienfaits du vélo urbain. Cette pratique peut bénéficier à tous, même à ceux qui n’ont pas d’autre choix que de prendre leur voiture. A Clermont, si seulement 20% des 170 000 trajets pendulaires se faisaient à vélo, cela suffirait à ce que la fluidité de circulation actuelle, liée au confinement, soit celle de tous les jours.

En tant qu’association, cela fait plusieurs mois que nous pensons que tous les ingrédients sont réunis pour faire d'Anatole France une rue dangereuse : une double voie très fréquentée, souvent perçue comme une rampe de lancement vers l’autoroute, des excès de vitesse réguliers dont plusieurs hors normes à plus de 130 km/h, un chantier condamnant un trottoir, le tout à proximité d’une école.
C’est pour cela que depuis l’engagement d’un chantier au 100 rue Anatole France il y a bientôt 6 mois, nous alertons les pouvoirs publics (via Proxim’Cité, les réseaux sociaux, puis par différents courriers) sur la dangerosité d’un passage piéton temporaire ne respectant ni les normes d'accessibilité, ni celles de continuité cyclable. Ce passage a une configuration similaire à celui où ce vendredi 13 novembre, un automobiliste a renversé deux enfants. 
Malgré nos alertes répétées et nos propositions d’aménagement, il n'y a eu aucun changement.

Travaux, 100 rue Anatole France, Clermont-Fd
Travaux, 100 rue Anatole France, Clermont-Fd

À l’origine, la tribune devait avoir pour titre, “Des travaux : oui, mais pas n’importe comment”, et devait faire écho aux propos du maire Olivier Bianchi, au sujet des travaux de voirie, dans l’article de la Montagne du 16 Septembre. 
Le thème aurait dû porter sur le manque de considération récurrent pour les usagers les plus vulnérables lors des aménagements temporaires liés aux travaux sur le territoire de la métropole. Aménagements qui privilégient bien trop souvent le confort de la circulation motorisée aux dépens de la sécurité des piétons, jeunes ou vieux, des cyclistes ou des personnes en fauteuil roulant. Le passage piéton du 100 rue Anatole France aurait servi d’exemple emblématique.

Le problème est toujours là, mais l’accident de vendredi nous a amenés à pousser la réflexion un peu plus loin.


La sécurité durable est depuis son adoption en 1992, le nom de l’approche néerlandaise pour une meilleure sécurité routière. Les principaux objectifs de cette approche sont la prévention des accidents graves et l'atténuation de la gravité des blessures lorsque des accidents surviennent. L'approche est proactive, elle veut remédier aux lacunes et aux erreurs du système de circulation avant que les accidents ne se produisent. Pour y arriver les infrastructures doivent permettre de réduire le plus possible les conflits d’usage et elles doivent être résiliantes face aux erreurs commises par les utilisateurs.
La réduction des conflits d’usage passe par la séparation des flux de véhicules en fonction de leur vitesse ou de leur taille et est complétée par l'attribution d’un rôle si possible unique à chaque rue. Il y a typiquement trois rôles possible pour une rue :

  1. Les routes d’accès local. Autrement dit, les zones résidentielles, les centres-villes et autres zones d’activités. Le piéton y est roi. En voiture, on y roule au pas et ce sont des zones qui n’ont pas vocation à être traversées.
  2. Les routes de transit qui sont faites pour les gros volumes de trafic et les longues distances. Ce sont les grosses artères de la ville. Les flux piétons, cyclistes et automobiles doivent être complètement séparés les uns des autres. Cela a pour effet de limiter les interactions entre les différents modes de transport, ce qui réduit les possibilités d'accidents.
  3. Les routes de distribution qui relient les routes d'accès locales et les routes de transit. La limitation de vitesse varie, il n’y a pas plus d’une voie de circulation pour chaque sens. Les piétons sont sur le trottoir, et les cyclistes sont plus ou moins séparés du flux de la circulation motorisée en fonction des conditions de circulation.

Quant au principe de résilience face aux erreurs, cette idée part du constat que le facteur humain est important : nous ne sommes pas parfaits, nous commettons tous des erreurs, nous avons tous un jour ou l’autre enfreint le code de la route, volontairement ou non.
Les routes doivent donc être conçues de telle sorte que ce comportement humain ne conduise pas à des accidents et encore moins à des blessures.

Ce sont des principes pragmatiques et de bon sens. Ce n’est pas une spécialité néerlandaise, on les applique déjà en France sur les infrastructures routières. Par exemple, les carrefours à sens giratoire dont l’un des objectifs est de diminuer l’angle d’impact entre véhicule à un carrefour ou les autoroutes qui ont des systèmes d’échangeurs conçus de façon à empêcher à tout prix les flux de se croiser. Notre but est d’expliciter ces critères afin qu'ils soient appliqués aux aménagements urbains.

Aux intersections, ce principe a donné naissance au carrefour hollandais ou carrefour à îlots amande. Il comprend des îlots à chaque coin afin d’inciter les automobilistes à ne pas couper leur virage sur la piste cyclable, l'îlot est bien évidemment profilé pour ne pas abîmer les voitures en cas d’erreur de trajectoire. La présence de ces îlots, oblige un déport de la piste cyclable et des passages piétons, ce qui a de multiples bénéfices, notamment celui d’augmenter l’angle entre les voies améliorant ainsi la visibilité des cycles arrivant dans le même sens. Cela permet aussi d’avoir une zone tampon permettant à un véhicule de s'arrêter à temps si jamais le conducteur n’avait pas vu un piéton ou un cycliste.Ce déport permet aussi un stockage des cyclistes au feu rouge, permettant ainsi de proposer des cycles de feu où l’attente est adaptée pour les vélos, ce qui à pour effet d’améliorer le respect de ceux-ci.

En épurant leur design d’intersection à l’aune de ces concepts, les néerlandais en sont aussi arrivés à une solution élégante de simplicité, celle de proposer aux intersections régies par des feux, un cycle entièrement dédié au vélo.

La réduction des conflits d’usage et la tolérance aux erreurs passe aussi par une cohérence d’ensemble dans la conception des routes. Aux Pays-Bas, le rouge indique une piste cyclable, les rues en briques indiquent les zones d’accès local etc… Cela permet au premier coup d'œil de savoir comment se comporter et surtout comment vont se comporter les autres utilisateurs. Cette prévisibilité de comportement permet de mieux anticiper et donc participe à réduire les accidents et leur gravité. Par exemple, à une intersection, il est difficile d’être surpris par un cycliste quand juste devant vous se trouve une grande bande rouge en travers de la rue vous indiquant la présence d’une piste cyclable.
Nous vous invitons à tenter l’expérience suivante, rendez-vous sur le site de cartographie de Google,  choisissez une rue au hasard dans une ville des Pays-Bas comme Utrecht, ou Assen, et baladez vous en utilisant la fonction Street View. ( le petit bonhomme jaune ) 
Regardons maintenant la rue Anatole France à l'aune de ces principes. Cette rue bien qu’ayant été améliorée en 2013 avec l’ajout des pistes cyclables sur le trottoir, reste l’héritière du modèle du tout voiture des années 70, une deux-voie à sens unique menant directement à l’autoroute depuis la gare.

Utrecht (Pays-Bas) / Clermont-Fd
Utrecht (Pays-Bas) / Clermont-Fd

Le conflit d’usage est assez flagrant : route de transit pour une grande majorité des automobilistes, route d’accès pour les piétons et cyclistes. Dans cette configuration, la présence de passages piétons non protégés par des feux est difficilement acceptable.
La séparation des flux est là, mais n’est pas parfaite, la piste cyclable, bien que visuellement distincte du trottoir (fait suffisamment rare à Clermont pour le souligner), n’est pas suffisamment matérialisée aux intersections avec les rues transversales, et à certains endroits notamment à la descente, le croisement avec les piétons n’est pas évident.
Rue A.France, l'aménagement laisse croire que la voie générale est prioritaire sur la piste cyclable
Rue A.France, l'aménagement laisse croire que la voie générale est prioritaire sur la piste cyclable
Rue A.France Piste cyclable (réalisation 2013)
Rue A.France Piste cyclable (réalisation 2013)

Concernant la résilience aux erreurs, la double voie en sens unique n’incite pas les conducteurs à respecter les limitations de vitesse, et rend dangereux les passages piétons. Si l’on respecte le code de la route et que l’on est sur la voie de gauche cela veut dire qu’il y a un véhicule sur la voie de droite. Il est fort probable que ce véhicule cache les piétons voulant traverser. Bien souvent dans cette situation, le seul indice pouvant indiquer la présence de piétons sera le ralentissement de la voiture de droite.

Il est bien sûr impossible de déplacer les habitants, l’école, les commerces afin de dédier cette rue aux seuls motorisés. Une solution serait de passer la rue Anatole France à double sens; ceci afin d’atténuer le conflit d’usage, de réduire l’incitation à commettre un excès de vitesse et de rendre plus difficile le dépassement à l'approche des passages piétons.
En parallèle, une transformation similaire est également souhaitable pour l’Avenue Edouard Michelin afin d'équilibrer le trafic.


Cependant, il est possible d’agir rapidement, notre association avait ainsi transmis des propositions le 15 août dernier. En ces temps de confinement, l’urbanisme tactique peut aussi être une réponse pertinente en mettant en place des aménagements transitoires. La piste cyclable transitoire sur les boulevards Sud de Clermont-Fd est ainsi un bon exemple pour favoriser les mobilités actives (trafic cycliste en constante augmentation) et réduire l'accidentologie (la vitesse est réduite).

Pour finir, certains diront que le conducteur était irresponsable, peut-être. L’enquête le dira. En attendant, il faut bien garder en tête qu’un moment d'inattention au mauvais moment peut très vite nous amener à se retrouver à sa place.
Cette tribune est une façon de participer à la vie de la cité, en pointant des inerties de l'action sur le terrain malgré les bonnes intentions, en faisant prendre conscience que l'utilisation d'un véhicule motorisé n'est pas toujours une nécessité et qu'un autre équilibre d'aménagement urbain est possible (Article de Frédéric Héran sur les 4 voies urbaines).

Finalement, en tolérant ces autoroutes urbaines, n'avons nous pas aussi une part de responsabilité dans cet accident ?

Pierre-Antoine
Vélo-Cité 63

Clermont-Fd, le 16 novembre 2020